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  • Nuit de réveillon

Pour écrire toutes ces turpitudes administratives, j’ai renoncé à suivre un ordre chronologique. Au fur et à mesure qu’une évocation se termine, une autre se présente, parfois plusieurs à la fois, de telle sorte qu’elles ne peuvent se suivre dans le temps et m’obligent à sauter d’une période à l’autre de ma carrière. Ça fait évidemment désordre mais ne change rien au but que je me suis fixé : faire un état (non exhaustif) des singularités administratives.

Brigadier à sceaux, nuit du réveillon de Noël années 55 ou 60, ça n’a pas d’importance. Au commissariat, service minimum : un chef de poste, un brigadier de police-secours (c’est moi), quatre gardiens, un secrétaire… c’est tout pour les six communes de la circonscription : sceaux, Antony, Bourg-la-reine, Châtenay-Malabry, Plessis-Robinson et Fontenay-aux-roses. Les absents sont en permission de Noël ou envoyés en renfort à Paris pour les manifestations de la nuit de Noël aux Champs-Elysées ou à la place saint-Michel, le Quartier Latin.

Tout devrait bien se passer, il y aura plus de monde autour de la dinde que dans les rues des banlieues. Ce n’était pas encore la mode de foutre le feu aux voitures.

Pourtant, il y aura un accident. et un grave. A Fontenay, un motocycliste, pressé d’aller réveillonner en famille se tue en descendant la rue principale.

Chargé de la police-secours, je me rends sur place avec trois gardiens dont le chauffeur. La mort ne faisait aucun doute, le motard, sans casque, ce n’était pas encore obligatoire, avait le crâne éclaté. Le choc contre la camionnette avait dû être d’une extrême violence.

Dans ce genre d’accident, la procédure imposée par la hiérarchie locale prescrivait d’aviser l’officier de police judiciaire de service pour procéder aux constatations. Dans des affaires précédentes des incidents avaient opposé les services locaux. Les premiers intervenants avaient négligé de relever les renseignements élémentaires pour les suites de l’enquête et la méfiance s’était installée. Le gradé en tenue n’avait compétence que pour les mesures de secours et de conservation.

Le cas échéant, les secours étant inutiles, restaient l’identité de la victime, des éventuels témoins avec leurs déclarations, le transport du corps à Cochin (et non dans le local de la coopé !!), l’enlèvement de la moto, la préservation des traces et le maintien du conducteur de la camionnette… puis d’attendre l’arrivée de l’officier de police judiciaire.

Encore fallait-il le trouver ! Par radio, j’avais demandé sa présence. L’attente se prolongeant et la radio m’envoyant des messages embarrassés, j’ai relevé le maximum d’indices et, dès le retour du car de Cochin, je conduisais le chauffeur en cause au poste de police.

A partir de là, je devais accomplir un mémorable périple. Le secrétaire ne savait pas qui était de service cette nuit de Noël.

Ce n’est pas grave, je savais qu’un officier de PJ, Taureau, habitait au Plessis. Ce n’était pas encore l’époque où tout un chacun avait le téléphone à domicile, je décidais d’aller le chercher chez lui.

Deuxième surprise : j’avais beau frapper à sa porte, aucune réponse. Heureusement, la nuit du réveillon avec les réunions de famille, je n’eus aucun mal à trouver dans l’escalier un voisin-ami qui me dit : « il n’est pas chez lui, il réveillonne dans sa famille, à Vanves. » il m’indique l’adresse où je peux trouver Taureau.

Troisième surprise : je le trouve à Vanves, il m’engueule : « Je ne suis pas de service, si vous aviez regardé le livre de présences, vous auriez vu que c’est le patron pour la nuit de Noël ». J’abrège la discussion et, de retour au secrétariat, j’apprends que le commissaire est de service-spectacle à l’opéra-comique.

Quatrième surprise : le secrétaire téléphone au théâtre (eux avaient déjà le téléphone !) et se fait vigoureusement tancer, renvoyer à Taureau. « Mais, patron, il réveillonne à Vanves – bon ! vous m’emmerdez, je passerai à sceaux après la fin du spectacle. »

En fait, on le privait de sa soirée de gala ! C’était évidemment pas très agréable.

Je décidai donc de me démerder tout seul. Je pris la déclaration du camionneur et le renvoyai à son domicile, le convoquant pour le lendemain. J’établis un rapport le plus détaillé possible en espérant ne rien oublier de ce qui pourrait servir à l’enquête. Je pris des dispositions pour prévenir la famille de la victime heureusement domiciliée sur une autre circonscription, ce qui m’évita d’y aller moi-même. Bref, j’étais serein.

Minuit approchait, l’heure du changement de brigade. Je vis arriver mon patron, furibard, montant directement à son bureau (on le sait, de l’autre côté de la cour de la mairie). Je m’attendais à y être appelé et j’étais prêt à gueuler moi aussi.

Il attendit le passage des consignes à la brigade montante pour demander le chef de poste afin d’avoir devant lui un homme n’ayant pas connaissance des événements de la soirée et qui aurait donc du mal à affronter ses reproches. J’en ai eu la confirmation en voyant sa réaction à mon entrée dans son bureau. immédiatement, ce fut ma fête : « oui, je sais comment vous faites, chez Taureau, on frappe tout doucement, puis on file… » il n’eut pas le plaisir de continuer, couvrant sa voix, je lui envoyais mon paquet de protestations indignées.

Le lendemain, mon chef m’informait que mon attitude de la veille avait plu au patron alors même qu’il regrettait une insolence à laquelle il n’était pas habitué. Depuis ce jour, un tableau de présence des officiers était affiché au secrétariat. Beaucoup plus tard, étant officier, j’ai eu l’occasion de revoir ce patron, qui, comme moi, avait vieilli. Ce souvenir nous a fait rigoler.


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